XVI
Les Wo apprennent que le tao est bon pour tout ; un conteur leur explique que leurs îles sont peuplées de monstres à huit bras.
Comme madame Première l’interrogeait sur le déroulement de sa journée, Ti lui apprit que les royaumes coréens étaient compromis dans un scandale : leur monnaie d’or avait servi à un prétendu miracle. Selon dame Lin, c’était sûrement une tentative sournoise de déstabilisation venue de la péninsule.
— Très sournoise, alors, répondit le magistrat.
Si sournoise qu’il ne voyait pas où cela pouvait les mener.
Il lui raconta l’aventure des soutras. Lin Erma supposa que ces livres de foi étaient inoffensifs et n’entraient donc pas dans les interdits de la Cour.
— Je crois ces soutras très dangereux, au contraire ! dit Ti. Mais tant que leur peuple sera empêtré dans ces doctrines, il nous fichera la paix.
Son épouse loua l’admirable habileté dont il faisait preuve. Elle se montra d’autant plus aimable que le mariage de leur fils paraissait sauvé ; la jeune fille était toujours dans le paysage.
— La chèvre ? fit Ti.
On en était au deuxième échange de cadeaux. Il fallait à présent acheter une oie sauvage.
Avant de retourner poursuivre son enquête, Ti vérifia que les gardes postés à l’entrée ne laisseraient pas ses invités s’égailler sans escorte. Seuls les dieux savaient ce qu’ils pourraient étudier si l’on ne prenait pas la peine de les assister. La culture chinoise était certes resplendissante, mais aussi trop variée, complexe et efficace pour être abandonnée telle quelle à la naïveté des néophytes.
Il rallia l’enclos des barbares, où croupissaient les diplomates qui n’avaient pas la chance de l’avoir pour guide. À l’intérieur de chaque pavillon, les émissaires se serraient autour de braseros dont on devinait la lueur à travers les carreaux de papier opaque. Le froid était plus difficile à supporter dans l’inaction que dans la quête effrénée des textes saints par les ruelles mal famées.
Les Coréens étaient en pleine séance de brimade imposée par les autorités du bureau des Hôtes d’État. La cour des Cérémonies suppléait aux besoins quotidiens des visiteurs, notamment en rideaux, tapis, linge de table, literie et charbon de bois. La plupart des fournitures portaient la date de fabrication et devaient servir un certain temps : trois jours pour le linge de table, quatre ans pour un tapis, sept pour la literie. Tout utilisateur qui détériorait un objet prématurément était mis à l’amende.
En l’occurrence, les Coréens négociaient le remplacement de vaisselle cassée avant le terme prévu. Ils étaient à la fois exaspérés et convaincus de ce que leur sort n’allait pas s’améliorer de sitôt. En participant à ces représentations diplomatiques, en fin de compte, on se portait volontaire pour une réclusion arbitraire à durée indéterminée.
Ils saluèrent avec maintes courbettes l’arrivée du directeur de la police métropolitaine. Ils crurent qu’il s’était lassé de promener ces stupides Wo arriérés et venait les remplacer par des diplomates vraiment éduqués, plus dignes de ses soins. Au lieu de leur faire des offres de service, Ti fronça le sourcil et les accusa de répandre le désordre dans les latrines de sa belle cité.
Ils furent interloqués. Ils lui rappelèrent qu’ils avaient l’infini bonheur de jouir de l’hospitalité de Sa Majesté, et n’avaient donc pas l’occasion de s’épancher ailleurs que sur les seaux d’aisance de l’administration.
— Pouvons-nous demander à Votre Excellence sous quelle forme nous aurions « répandu » ce « désordre » ?
— Sous forme de pièces d’or à l’emblème du royaume de Paekche, répondit le juge Ti.
Ils échangèrent des regards sans dire un mot. Il n’était pas difficile de lire leur conviction sur leur visage : le froid excessif qui régnait sur les longues avenues de Chang-an avait gelé le cerveau de Son Excellence. L’ambassadeur de Paekche prit la parole :
— Votre Seigneurie n’est pas sans savoir que notre puissant voisin de Silla nous a ravi plusieurs bourgs, voici quatre ans.
Il désigna son collègue de Silla, avec qui il semblait par ailleurs fort bien s’entendre.
— Nous ne sommes guère en mesure de distribuer de l’or à vos chers concitoyens, quelle que soit l’estime que nous leur portons. Nos trésors sont entre les mains de Silla.
Son confrère lui opposa un démenti formel. Silla avait eu de gros frais et la Chine, son alliée, s’était largement servie dans ses coffres pour se payer de son soutien.
Il n’appartenait pas au juge Ti de polémiquer sur le parcours de l’or coréen, qui paraissait fort politique.
— Je rappelle à Votre Excellence, ajouta le représentant de Silla, qu’en mesure de rétorsion le Fils du Ciel a déposé notre roi pour offrir notre territoire à son fils. Comment pourrions-nous, dans ces conditions, nous opposer aux vœux d’un si puissant Dragon ?
Ti avait surtout entendu dire que les Chinois faisaient leur possible pour se retirer dignement de ce guêpier. Dégoûtée par les luttes incessantes de ces roitelets, la Cour avait décidé de les laisser régler leurs comptes entre eux, pourvu que d’autres puissances étrangères ne s’en mêlent pas. Ti comprenait à présent tout à fait ce choix. À la place de Sa Majesté, il aurait renvoyé ces trois-là chez eux, se chamailler avec les autres.
— Quant à nous, renchérit l’ambassadeur de Koguryo, nous sommes désormais d’humbles vassaux de la grandeur des Tang.
Pour le dire en langage non diplomatique : les troupes chinoises avaient soumis le royaume de Koguryo, mais avaient fui quand elles s’étaient aperçues qu’il était totalement ingouvernable.
Une fois établi le principe selon lequel leur ruine garantissait leur bonne foi, les représentants coréens profitèrent de l’entrevue pour médire de leurs voisins les Wo, « ces requins perfides aux masques de bienheureux ».
— Pour l’heure, dit Ti, ils s’intéressent au zen. Je veux dire : au bouddhisme chan.
— Ah, le bouddhisme son, rectifia l’émissaire de Paekche.
Ti commençait à s’irriter de ces coquetteries de prononciation. Si chacun donnait sa propre version de la belle culture chinoise, on ne serait bientôt plus chez soi dans l’empire du Milieu.
Ils furent rejoints par Visiteur numéro dix, le spécialiste du taoïsme, conduit par deux eunuques du service personnel de l’impératrice. Puisque la leçon du jour portait sur le tao, M. Concombre daignait se joindre à eux. Il était somptueusement drapé dans un brocart précieux coupé à la dernière mode. Sa Majesté estimait apparemment que l’étude du yin et du yang devait se faire dans le luxe et l’élégance. On avait coiffé ses cheveux en un chignon compliqué, il était parfumé, c’était une vraie poupée ambulante.
Le reste du groupe et les lieutenants du magistrat attendaient à la sortie de l’enclos. Les Wo furent enchantés de revoir leur compagnon, qui avait si grand air. Ils le congratulèrent avec une joie infinie. L’un d’eux se laissa même emporter jusqu’à émettre un petit rire discret.
— Mais qu’avez-vous bien pu faire, si longtemps ? demanda Ti.
M. Concombre avait eu l’honneur insigne de visiter les salles dédiées aux cultes de Confucius, du Bouddha et de Lao Tseu, qui étaient réservées à l’usage de la famille régnante. La visite s’était étirée sur des jours ; nul doute qu’il devait à présent les connaître comme l’ourlet de ses manches.
Fut-ce parce que ces murs rouges leur rappelaient ce qu’ils devaient au mandarin, les Wo se montrèrent enthousiastes à l’idée de s’initier aux arcanes de la Voie. Ils avaient d’ailleurs entendu parler d’un lieu tout à fait intéressant : l’autel du père de Lao Tseu.
Ma Jong connaissait. Ce n’était pas très loin, au nord de la ville, du côté ouest de la muraille qui entourait la Cité interdite.
Ils passèrent devant un temple à Zoroastre qui éveilla la curiosité des Wo.
— Quoi ça être ?
— Ah ! Vous n’allez pas vous intéresser à toutes les élucubrations qui pullulent dans cette ville ! s’irrita le mandarin.
Ils longèrent la caserne de la Divine Stratégie, qui occupait le même pâté de maisons, et parvinrent enfin au sanctuaire où des maîtres en robe bleue, versés dans l’art du yin et du yang, fourniraient une alternative sensée aux nuages de fumée émis par les « crânes chauves ».
On pénétrait dans le temple par le sud. Le bâtiment principal, doté d’un faîte recourbé comme une paire de cornes, tournait le dos au nord, conformément aux préceptes architecturaux du feng-shui. La cour dallée comprenait une large vasque remplie d’eau et plusieurs arbres disposés à des points définis avec précision par les textes. Elle était entourée d’un long bâtiment de plain-pied, dans la même douce harmonie de brun et de blanc que la pagode. Les religieux qui vivaient là reçurent la délégation dans la vaste salle consacrée à l’enseignement.
Après avoir soigneusement dénigré la concurrence, ils leur vantèrent les avantages sans égal offerts par leur culte :
— Avec le tao, vous pourrez cuisiner des repas équilibrés, entretenir votre corps, transmuter le plomb en or, lire l’avenir, et même accéder à l’immortalité !
Tout cela ne suscita que bâillements chez Visiteur numéro dix. Il avait trouvé au culte taoïste une utilisation supplémentaire qui suffisait à son bonheur.
A la fin de la leçon, entre l’harmonie des forces naturelles du tao, le nirvana bouddhique et les beaux principes de Confucius, les Wo restaient indécis.
— Nous pas savoir quoi choisir !
Ti leur révéla le grand secret de la vie spirituelle à la chinoise :
— Faites comme nous : prenez un peu des trois. Vivez selon la sagesse de maître Kong, faites-vous soigner par les médecins taoïstes, qui sont si savants, et mourez au son des litanies bouddhiques ; si vous accumulez assez de mérites, peut-être aurez-vous la chance de vous réincarner en Chinois !
Ils convinrent, en tout cas, de ce que tout cela valait mieux que leur idole insulaire, le grand Yaya, une statue remplie de paille qui ne faisait que leur promettre des coups de bâton et la protection de son animal fétiche, la gélinotte des bois, un oiseau qui pond ses œufs par terre.
Ils quittaient le sanctuaire lorsque Ti eut l’impression que son groupe n’était pas au complet. Avant qu’il ait eu le temps de les compter, ils furent abordés par un officier suivi de quelques gardes qui transportaient d’une poigne de fer Visiteur numéro huit par le dos de sa robe et par son fond de culotte.
— Dites-moi, on a trouvé ça dans notre caserne. Il paraît que c’est à vous.
Les autres Wo se serrèrent instinctivement autour de leur guide vers qui l’officier jeta M. Champignon-noir comme on se débarrasse d’un paquet de linge sale. Bien que fort mécontent, le malheureux n’était guère en mesure de s’opposer à ce traitement.
— Ce n’est pas qu’ils nous fassent peur, reprit le militaire, mais il faudrait voir à ne pas les laisser traîner partout, seigneur juge !
Les soldats tournèrent les talons et s’éloignèrent d’un pas martial. Ti considéra son Wo, que ses compagnons aidaient à se relever.
— Il n’est pas au point, votre spécialiste en arts martiaux, remarqua-t-il.
— Ça être pourquoi nous continuer recherches, admit M. Calebasse.
L’heure était propice à un petit rappel à la discipline. Néanmoins, pour se remettre de ces émotions et se réchauffer, Ti décida de poursuivre la visite par une initiation à un haut lieu de la culture chinoise : la taverne-spectacle.
Ils montèrent dans des chaises qui les menèrent en cortège au quartier d’amusement du centre. Là se trouvait la maison de thé de la mère Wang, un établissement fréquenté par des gens bien. On y écoutait des siao-chouo, des « menus propos », un mélange d’anecdotes, de racontars et d’historiettes colportés par les routes et les ruelles. Loin de la littérature lettrée en langue classique, ces « prêches en vulgaire » avaient pour but de délasser.
Les porteurs les déposèrent au pied d’une enseigne représentant un spectre grimaçant. L’Antre aux Fantômes était l’une des cinquante salles de ce genre dont disposait la capitale. La plus vaste pouvait abriter plusieurs milliers de personnes. Une inscription annonçait la participation de l’« éminent docteur Merle, membre de la guilde des conteurs professionnels ». Il faisait partie des maîtres qui pouvaient s’enorgueillir d’avoir déployé leurs talents devant Leurs Majestés. Ti en fut fort satisfait. C’était mieux qu’un de ces étudiants désargentés qui se livraient à cette activité en amateurs pour payer leurs leçons. Le panneau destiné à l’affichage du programme était vide.
— C’est à la demande, aujourd’hui. Nous allons tâcher de lui faire raconter quelque chose qui puisse vous être utile.
Le concours d’innovation et de perfectionnement auquel se livraient les conteurs avait porté leur art à un niveau extraordinaire. À voir la file d’attente des spectateurs éclairés qui patientaient pour prendre leur place, les Wo furent alléchés.
— Nous voir galipettes ?
— Non, nous pas voir galipettes, répondit Ti, qui s’estimait déjà bien bon de se commettre pour eux dans des endroits tout de même un rien vulgaires. Nous voir expression de la grande culture chinoise mise à la portée de tous.
Ils pénétrèrent dans une vaste salle éclairée par des lampions. Le sol était entièrement tendu de tapis de corde. On s’asseyait sur des coussins, devant des tables basses où le personnel déposait des boissons et des mets à grignoter. La représentation comportait la récitation de plusieurs contes dont le répertoire était connu des habitués.
— Quel thème ? demanda l’éminent docteur Merle.
L’assistance fit des propositions : amour, surnaturel, aventures… Après un prélude jou-houa constitué de vers chantés, qui créait l’atmosphère, le conteur se lança dans son premier récit « flûte d’argent ». Le flux expressif de sa voix au timbre particulier était scandé par le tambour et souligné par le fifre.
Jamais las d’entendre des interprétations différentes des histoires célèbres, les vrais amateurs suivirent le premier récit avec attention. La pièce inédite qui vint ensuite satisfit un auditoire friand de nouveauté.
Les Wo, en revanche, suscitèrent la réprobation générale. M. Champignon-noir piochait sans vergogne dans les coupelles des tables voisines, M. Radis faisait des commentaires à voix haute, et le vigoureux parfum camphré dont s’était aspergé M. Chou indisposait jusqu’à trois rangs autour d’eux. Ils avaient en outre la fâcheuse manie de battre des mains pour marquer leur approbation. Tout le monde les dévisageait, le spectacle était dans la salle.
— Cessez donc d’applaudir avec les mains ! les gronda Ti. Pourquoi croyez-vous que les dieux nous ont donné des pieds ?
Il réclama au récitant l’un des Contes de la princesse Palourde, puisque c’était l’un des rares ouvrages que la Cour leur avait permis de consulter. Le joueur de tambour se tourna vers lui, mais ce fut pour lui demander d’où venaient « les honorables étrangers au comportement si démonstratif ». Ti expliqua qu’ils étaient du pays de Wo, le seul argument susceptible de faire pardonner leur impolitesse. Il en profita pour prier un serviteur de renouveler les consommations des gens alentour, plus qu’entamées par ses protégés.
Après avoir conféré un instant avec ses musiciens, le docteur Merle se lança dans un nouveau récit.
— Il existe, au-delà des mers mystérieuses – coup de tambour, trilles de flûte, ambiance des mers mystérieuses –, une île remplie de plantes et d’animaux magiques, où vivent les Immortels. La verdure y a la couleur du jade, les légumes sont dorés, les pêches poussent à même le sol. Ceux qui en approchent aperçoivent des mûriers de plus de mille pieds émerger des eaux bleues. Ces arbres portent des fruits d’un pouce de large, dont se nourrissent les Immortels.
Ti admira la précision de la description. C’était à croire que l’auteur était allé mesurer tout ça en personne. M. Calebasse poussa Ti du coude.
— Ça pays nous ?
— Oui. On ne rit pas.
Une manifestation d’hilarité aurait été désobligeante pour les artistes. Après un bref interlude destiné à faire imaginer les Immortels dévorant leurs mûres géantes, le docteur Merle reprit le fil de sa relation merveilleuse.
— Les Immortels ont un corps doré et brillant. Ils volent à l’égal des oiseaux – trilles pour suggérer les battements d’ailes.
Les Wo eurent du mal à refréner leur envie de rire, d’autant que M. Champignon-noir agitait les bras comme s’il cherchait à s’envoler. Ti avait moins de mal à tenir ses enfants lors des spectacles d’ombres.
— Ces mûriers partagent les mêmes racines et leurs branches s’entremêlent. C’est pourquoi nous appelons cette île Fusang, « le pays des mûriers entrelacés ».
M. Calebasse glissa à l’oreille du magistrat que tout n’était pas faux. Son peuple pratiquait en effet la culture du mûrier sur des piquets.
— Elle est habitée par une bête âgée de trois mille ans, clama le docteur Merle comme si la bête venait de surgir au fond de la salle.
— Je la connais, s’exclama l’un des visiteurs. Elle s’appelle Hiro, c’est mon voisin !
— Tais-toi, Citrouille ! lui lança M. Calebasse tandis que les autres pouffaient dans leurs manches.
— Grâce à son corps de cheval et à ses huit ailes de dragon, la bête parcourt dix mille li[11] en une journée. Ainsi porta-t-elle autrefois l’empereur Jaune, lorsqu’il voulut faire le tour de notre vaste empire. Ceux qui auront la chance de monter ce cheval vivront deux mille ans.
— Nous monstres à huit bras, comme vous peut voir, dit M. Radis, qui commençait à trouver ce galimatias grotesque et offensant.
— Là-bas vit un ver à soie à la tête pourvue d’une corne, dont le corps noir a la forme d’un escalier de sept pouces de long. C’est le « ver à soie de glace ».
La flûte imita le vent, tandis que le tambour fit le « plic-ploc » d’une stalactite qui fond.
— Il s’enfouit sous la neige pour produire un énorme cocon en cinq couleurs. Sa fibre est imperméable à l’eau et ne brûle pas.
Les Wo comprenaient mieux pourquoi les Chinois leur rendaient si rarement visite. Ils se demandèrent d’où venaient ces fariboles.
— L’île magique est protégée par l’esprit divin. De loin, on ne voit qu’un nuage blanc flottant, d’où émergent les plantes qui confèrent l’immortalité à ceux qui les mangent. On aperçoit aussi, par beau temps, l’éclat de ses palais d’or et d’argent.
Seul M. Petite-herbe-sans-équivalent-dans-votre-langue suivait ce discours avec le plus grand sérieux. Il avait sorti son rouleau de parchemin pour saisir au fusain les attitudes du conteur.
— L’île est très difficile à atteindre. Les navires qui tentent d’en approcher sont emportés par les vents contraires ou par les courants. Si par hasard ils survivent, c’est pour voir l’île disparaître mystérieusement à l’intérieur de l’océan.
— Eh bien ! Nous pas rentrés ! dit M. Piment.
— Un jour, l’illustre fondateur de notre empire, Sa Majesté Qin Shi Huangdi, décida de rejoindre cette île. Une épidémie avait frappé notre pays, mais, selon un rapport, on avait vu des oiseaux jeter sur le visage des morts des plantes venues d’ailleurs, et ceux-ci avaient ressuscité. L’auteur du rapport avait envoyé à la Cour quelques-unes de ces plantes, qui ressemblaient à des bambous d’eau. Un lettré apprit à Sa Majesté qu’il s’agissait de l’herbe d’immortalité, dont un seul plant pouvait sauver des centaines de vies. Hélas, elle ne poussait que dans l’« île de la mer de l’Est ».
Ti connaissait cette anecdote : elle figurait dans tous les traités sur la première dynastie. C’était le propre de l’histoire de Chine : la réalité dépassait la fiction.
— Désireux de vivre toujours, l’auguste fondateur envoya l’alchimiste Xu Fu à la recherche de cette herbe. Celui-ci revint bredouille. Comme il craignait d’être sévèrement puni, il raconta à la Cour une histoire incroyable.
— Pourtant, jusqu’ici, tout très crédible, commenta à voix basse M. Citrouille.
— Xu Fu prétendit avoir été transporté dans l’île par le dieu de la mer. Sur une montagne, il avait rencontré le gardien de la plante, un fonctionnaire au visage de bronze et au corps de dragon, d’où émanaient des rayons lumineux qui irradiaient jusqu’au ciel. Pour prix d’un seul morceau de la plante, il réclamait un tribut de jeunes garçons, de vierges et d’artisans spécialisés dans tous les domaines.
Les Wo en déduisirent que l’Immortel au corps de dragon était un vieux cochon qui voulait faire bâtir.
— L’empereur Qin Shi Huangdi se réjouit fort en entendant ces mots. La vie humaine était ce qui lui coûtait le moins. Il lança la construction d’une flotte pour y embarquer trois mille garçons, filles et artisans, ainsi que des provisions de riz, de millet, de blé et de haricots. Quand tout fut prêt, Xu Fu quitta la Chine avec les cadeaux. Il atteignit l’une des îles de l’Est, et il se contenta de s’y installer pour y finir ses jours dans le bonheur et la simplicité. La seule chose que notre empereur reçut de lui, ce fut un message où il lui conseillait de troquer ses rêves de gloire pour une existence paisible, un bien plus précieux que toutes les plantes d’immortalité.
Sur ces mots s’achevait le récit de ce que les Chinois savaient des Wo.
— En réalité, nous avons des lacunes à votre sujet, admit Ti.
Ils étaient d’accord avec lui sur ce point. La seule exactitude de ces « menus propos », c’était la mention des vents et des courants marins qui déportaient les embarcations.
Les spectateurs assis autour d’eux ne voyaient pas ce que cette relation avait de choquant.
— Moi dire maintenant comment nous voir pays à vous, chez nous ! proposa M. Courge.